Trente immortelles de Genève
Bibliothèque publique de Genève

Trente immortelles de Genève

1778-1798, garantes de rentes viagères

La formule « trente immortelles » fait référence à un modèle de rentes viagères établies sur « la tête et la vie » d’un groupe de filles de la ville de Genève à la fin du XVIIIe siècle. Dans ce type d’investissement, un emprunt est accordé à une institution en échange d’une somme d’argent versée périodiquement, jusqu’au décès des personnes sur lesquelles l’arrangement a été souscrit.

L’emprunt viager apparait dans une Europe encore marquée par la désapprobation culturelle et religieuse du prêt à intérêt. Il permet de concilier le désir d’un train de vie rentier chez les élites bourgeoises et les besoins d’argent des institutions de crédit qui financent les États.

Le système de placement des « trente immortelles » a eu un grand succès, devenant un modèle financier à l’échelle internationale, grâce au ministre du Trésor français Jacques Necker. Ce banquier genevois établi à Paris est nommé directeur général des finances du royaume de France en 1777. Pour rétablir l’équilibre des recettes et des dépenses publiques, il décide de réaliser un emprunt d’État en recourant aux rentes viagères dites « des trente demoiselles », qu’il tire de l’expérience de la Banque genevoise. Il propose aux investisseurs de faire crédit à l’État français en recevant à titre compensatoire le versement de rentes placées sur la tête, soit sur la survie, de trente jeunes filles genevoises. On peut ainsi acheter des titres individuels, tandis que le placement sur l’ensemble du groupe permet, lors du décès d’une garante, que la rente viagère ne diminue que d’un trentième de son montant initial. Le ou la titulaire dispose ainsi d’une rente présentée comme étant sans risques et percevable pendant quarante-cinq ans ou plus.

Les filles, qui ont entre 4 et 7 ans, sont choisies en raison de leur genre par des médecins, sur la base d’une évaluation minutieuse de leurs origines sociales, de leur santé ainsi que de leur résistance aux maladies, prétendant, de cette manière, garantir leur espérance de vie. Les noms des filles sont connus grâce à la publication des listes pour l’achat des rentes, et à la mise à jour régulière des données. Au fil des années, elles disposent d’un suivi médical gratuit, financé par les banquiers agissant comme intermédiaires. Le contrôle de leur style de vie est constant. Cultivées comme des « champignons », selon l’expression imagée de l’historien Herbert Lüthy, les demoiselles genevoises sont présentées par les médecins et les financiers comme une élite physique et morale qui, de ce fait, « incorpore » les qualités intrinsèques attribuées au style de vie genevois. Dans la publicité faite à ce nouveau système rentier auprès des investisseurs, Genève est en effet louée comme un lieu privilégié de résidence, en raison de son site naturel, de sa prospérité économique et de la liberté dont jouit cette république présentée comme si bien administrée. Ces éléments diminuent les risques de mortalité ou les contraintes de la mobilité pour des raisons de santé, favorisant ainsi la longévité des garantes. Émis plusieurs fois sur divers groupes de filles, ces titres sont très profitables durant les vingt premières années, et dès lors beaucoup moins pour les finances du royaume de France sur le long terme. Le système des rentes s’écroule finalement dans les suites de la Révolution de 1789, à cause du déficit de l’État français qui ne rembourse plus ses dettes.

Les parcours individuels des jeunes femmes garantes des rentes ne sont pas connus. Seuls les cas qui ont eu des conséquences financières importantes sont mentionnés de façon anecdotique : des disparitions de filles en bas âge, comme Jeanne Pictet à 4 ans et Élisabeth Pernette Martin à 8 ans (entre 164 500 et 212 200 livres de rente perdues), ou la longévité d’Anne Jeanne Jolivel, décédée en 1863 à 86 ans, qui a survécu au système lui-même. Les historiens, jusqu’à des temps plus récents, se sont surtout intéressés à l’efficacité intrinsèque de l’opération. Présentée par ses promoteurs comme l’expression conjointe du progrès et de la rationalité, elle a ensuite été blâmée comme un modèle de spéculation permettant des folies financières et témoignant de la décadence de la culture rentière sous l’Ancien Régime.


Biographie : Daniela Solfaroli Camillocci

Bibliographie
  • Bouvier, Jean, « La Banque protestante en France, de la révocation de l’édit de Nantes à la Révolution. Note critique », Annales. Économies, sociétés, civilisations, vol. 18, no 4, 1963, p. 779-793.
  • Cramer, Marc, « Les trente Demoiselles de Genève et les billets solidaires », Revue suisse d’économie politique et de statistique, no 82, 1946, p. 109-138.
  • Forster, Gilles, « Les trente Immortelles de Genève. Une intégration précoce des femmes dans le capitalisme financier au service de l’ordre patriarcal », Articulo, no 2, 2006 (https://doi.org/10.4000/articulo.891).
  • « Jacques Necker », in Dictionnaire historique de la Suisse (https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/015905/2009-01-15/).
  • Lüthy, Herbert, La Banque protestante en France. De la Révocation de l’Edit de Nantes à la Révolution, vol. 2 : De la banque aux financements (1730-1794), Paris, S.E.V.P.E.N., 1961.
  • Morel, Thomas, « Les trente Immortelles de Genève », Alternatives économiques, no 327, 2013 (www.alternatives-economiques.fr/trente-immortelles-de-geneve/00047535).
  • « Trente immortelles de Genève », in Wikipédia (https://fr.wikipedia.org/wiki/Trente_immortelles_de_Gen%C3%A8ve).

Emplacement temporaire des plaques du Projet 100Elles*

Femme* ayant obtenu un nom de rue officiel

100 Elles* - Le recueil

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L’avenue Ruth Bösiger ? La rue Grisélidis Réal ? Ou le boulevard des Trente Immortelles de Genève ? Si ces noms ne vous disent rien, c’est parce que ces rues n’existent pas. Ou pas encore... À Genève, l'Escouade a fait surgir cent femmes* du passé où elles avaient été enfouies, en installant de nouveaux noms de rues dans la ville. Le livre 100Elles*constitue le recueil de ces cent portraits illustrés.

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Cet ouvrage est le fruit d'un travail collaboratif, local et inclusif. Rédigé par des historiennes de l’Université de Genève et réalisé sous la direction de l’Escouade, il est illustré par dix artistes genevoises, alumnae de la HEAD – Genève, partenaire du projet.

Ouvrage disponible en librairie et sur le site des Editions Georg: https://www.georg.ch/livre-100elles